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Gémissant de douleur, l’équipage du Jules Verne profita d’un répit pour faire le point de la situation. Trois d’entre eux devaient avoir des côtes fêlées ou brisées. Frigate avait mal à la nuque. Il craignait de s’être déchiré un muscle ou un ligament. Tex et Frisco saignaient abondamment du nez et le genou de l’écrivain le faisait atrocement souffrir. Le front de Pogaas était ensanglanté, bien que la blessure parût superficielle. Seul Nur était indemne.
Mais ils n’avaient pas le temps de s’occuper d’eux-mêmes. Le ballon s’élevait maintenant rapidement, mais il s’éloignait des montagnes. Les nuées se dispersaient avec la même promptitude que des voleurs entendant une sirène de police. Heureusement, la batterie fonctionnait encore et Frisco pouvait lire les instruments de bord. Nur avait sorti une torche électrique pour examiner le joint du tuyau de plastique sur lequel il appliquait, aidé par Farrington, une mince couche de liquide savonneux. A l’aide d’une loupe, il vérifia minutieusement le tout et annonça qu’il ne voyait pas la moindre bulle. Apparemment, il n’y avait pas de fuite d’hydrogène.
Nur ouvrit la trappe supérieure. Pogaas et lui grimpèrent à l’extérieur, sur le cercle de suspension. Eclairé par le Swazi, Nur grimpa comme un singe aux suspentes. Il n’avait pas le bras assez long pour appliquer le liquide à la jonction des tuyaux et de l’enveloppe, mais il leur cria qu’aucun dommage apparent n’était à signaler.
Frisco se montra sceptique.
— Nous ne saurons pas s’il y a une fuite tant que nous ne pourrons pas nous poser pour dégonfler l’enveloppe.
— Ce serait de la folie, dit Frigate. Continuons au moins jusqu’à ce que nous rencontrions les courants polaires. D’après nos estimations précédentes, cela devrait se produire demain dans la matinée. Si nous touchons terre maintenant, nous risquons de perdre l’aérostat. Nous ignorons, en particulier, quelles seraient les réactions des riverains en nous apercevant. Il ne faut pas oublier que, dans les premiers temps de l’aérostation sur la Terre, plusieurs ballons furent endommagés ou détruits, à l’occasion d’atterrissages forcés dans des régions rurales, par des paysans ignorants ou superstitieux qui pensaient que de tels engins ne pouvaient être l’œuvre que du diable et ne pouvaient servir à véhiculer que des magiciens ou des sorciers. Et encore, il s’agissait de populations dites « civilisées ».
Frigate reconnaissait que l’absence totale de lest à bord le préoccupait grandement. Cependant, en cas de besoin, ils pouvaient toujours déboulonner les W.-C. chimiques et les passer par-dessus bord. Mais il était à prévoir que si vraiment leur cas était désespéré, ils auraient largement le temps de s’écraser avant.
Le Jules Verne survolait la vallée poussé par un bon vent de direction nord-est. Au bout d’une heure, le vent perdit une grande partie de sa force, mais le ballon gardait le même cap. Il grimpait de plus en plus. A cinq mille mètres, Frigate s’installa devant le vernier. Pour freiner l’ascension, il dut lâcher un peu d’hydrogène. Quand ils recommencèrent à descendre, il alluma le chalumeau. A partir de là, le rôle du pilote consistait à maintenir l’appareil à la même altitude en lâchant aussi peu de gaz que possible et en limitant au maximum l’utilisation du chalumeau.
Frigate avait toujours très mal au cou et à l’épaule. Il attendait avec impatience le moment de la relève, où il pourrait s’étendre sous les couvertures et se masser un peu. Une goutte d’alcool ne lui ferait pas de mal non plus, et calmerait certainement ses souffrances aiguës.
Jusqu’à présent, le voyage avait surtout consisté en une succession de tâches ingrates et accaparantes, de dangers fulgurants et de périodes d’inaction morose. Il pousserait un profond soupir quand tout cela serait terminé et qu’il poserait enfin le pied à terre. Par la suite, les événements du voyage revêtiraient la patine d’une expérience amusante. Puis, le temps passant, tout cela prendrait une auréole de gloire. Le moindre incident serait amplifié, le moindre péril exagéré au maximum. Au besoin, de nouvelles anecdotes seraient créées au fil des ans.
L’imagination était le grand maquignon du passé.
Debout devant son vernier uniquement éclairé par la froide lueur des constellations et les voyants des instruments, seul à ne pas dormir à bord, Frigate se sentait triste et solitaire. Heureusement, une flamme d’amour-propre brillait quand même en lui. Le Jules Verne avait battu tous les records de vol sans escale en ballon. Jusque-là, il avait parcouru une distance équivalant à près de cinq mille kilomètres au sol. Et ce n’était pas fini. Avant d’être obligé de se poser, il franchirait encore – si tout allait bien – plusieurs centaines de kilomètres.
Tout cela avait été accompli par cinq amateurs. A part lui, personne n’était jamais monté en ballon avant. Et il n’avait que quarante heures de vol à son actif en ballon à air chaud, plus une trentaine en ballon à hydrogène. C’était vraiment peu pour faire de lui un vétéran. Il avait déjà passé plus de temps à bord du Jules Verne que sur tous les aérostats où il était monté sur la Terre.
Si leur aventure s’était passée sur leur planète natale, le Jules Verne aurait à coup sûr défrayé la chronique. Son équipage aurait eu les honneurs de la télévision dans le monde entier ; il aurait été fêté, accueilli partout les bras ouverts. Les éditeurs se seraient disputé le récit de ses aventures, bientôt portées au cinéma. Les royalties auraient afflué de toutes parts.
Ici, seule une poignée de gens saurait jamais ce qu’ils avaient accompli. Certains refuseraient même d’y croire. Et s’ils périssaient avant d’arriver, personne n’en saurait jamais rien.
Il regarda au dehors par l’un des hublots. Le monde était fait de constellations illuminées et de ténèbres, de vallées sinueuses comme des serpents, des serpents alignés et en ordre de marche. Les étoiles étaient silencieuses, les vallées étaient silencieuses. Aussi muettes que la bouche d’un mort.
Quelle comparaison sinistre.
Silencieuses comme le battement d’ailes d’un papillon. Il repensait aux étés de son enfance et de sa jeunesse, sur la Terre ; aux fleurs multicolores qui ornaient le jardin. Les tournesols, en particulier. Ah, les tournesols dorés, montés sur leurs grandes tiges vertes, le chant des oiseaux, les odeurs de cuisine qui embaumaient l’air du jardin lorsque sa mère confectionnait des tartes, spécialement ces tartes aux cerises qu’elle réussissait si bien. Et par la fenêtre ouverte, les notes s’envolaient lorsque son père jouait du piano…
Il se souvenait de l’un de ses airs favoris. Souvent, il l’avait fredonné, dans le Monde du Fleuve, lorsqu’il était de quart sur le pont de la goélette. Il voyait alors, lorsqu’il fermait à demi les yeux, une lueur qui brillait, brillait, très loin devant lui, comme une étoile, et qui semblait se déplacer pour le guider vers quelque but inconnu mais éminemment prometteur.
Brille, brille, petite luciole,
Brille, brille, petite bestiole.
Guide-nous sur le bon chemin
Car la tendre voix de l’amour nous appelle.
Brille, brille, petite luciole,
Brille, brille, petite bestiole.
Aide-nous à trouver la route
Qui mène à l’amour !
Soudain, il s’aperçut qu’il était en train de pleurer. Ces larmes qu’il versait, il les dédiait à toutes les bonnes choses qui avaient été ou qui auraient pu être, et à toutes les mauvaises choses qui avaient été mais n’auraient pas dû être.
Il essuya ses joues, vérifia une dernière fois ses instruments et alla réveiller Nur car c’était l’heure. Il se glissa sous les couvertures, mais il avait trop mal pour trouver le sommeil. Au bout d’un moment, il y renonça et se leva pour tenir compagnie à Nur. Ils poursuivirent, à voix basse, une conversation qui durait depuis des années.